mercredi 8 décembre 2021

Le jour où j'ai perdu mon innocence

 

Pendant la guerre de 39/40, je me trouvais avec ma mère et mon frère aîné à Versilhac, village de la Haute Loire, près d’Yssingeaux, pays de ma mère.

 De la guerre, nous ne savions rien. Nous n’avions pas de journaux ni de radio. Mon père qui travaillait aux Houillères de la Loire, quand il montait nous voir de Saint-Etienne  ne nous en parlait pas. Nos voisins non plus, peut être aussi ignorants que nous de ce qui pouvait se passer dans le monde. Ou s’ils l’évoquaient, ce n’était pas devant des enfants.

 La seule manifestation concrète de la guerre pour mon frère et moi fût pour nous le passage sur la route de Tence, venant d’Yssingeaux, de soldats américains qui du haut de leurs jeeps et de leurs chars nous jetaient des fleurs et des chocolats et que nous applaudissions avec joie. Mais vu sous cet angle, que la guerre était jolie !

 Nous sommes revenus à Saint-Etienne pour la rentrée des classes, le 1er octobre 1945. J’ai alors assisté à un spectacle effrayant pour le garçonnet de 6 ans que j’étais. Spectacle dont je ne me suis pas encore totalement remis aujourd’hui, trois-quarts de siècles plus tard. Une foule d’hommes, mais aussi de femmes étaient réunies rue Neyron, en haut de la descente d’escaliers qui mène au pied de la gare de Châteaucreux, à cinquante mètres à peine de chez nous, pour s’acharner sur des femmes au crâne rasé. Ils les houspillaient, les injuriaient, les bousculaient, les frappaient, leur crachaient à la figure. J’appris plus tard que ces femmes avaient couché avec des soldats allemands et que dans d’autres régions de France, on leur avait en plus dénudé la poitrine et fait subir de terribles sévices. 

Ce jour-là, j’ai perdu mon innocence. J’ai découvert la laideur, la méchanceté des hommes et des femmes, la cruauté des foules. J’ai découvert le mal. J’ai souvent repensé à ces femmes. Méritaient-elles un tel châtiment, une telle infamie ? Parmi elles, n’y en avait-il pas une qui avait partagé la couche d’un occupant, non par vice ou par appât du gain, mais par amour ?

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